J’ai dit plusieurs fois qu’il fallait que je vous raconte comment on s’est rencontrés, Is et moi, et à chaque fois, je parle d’autre chose et j’oublie !… cette fois, je m’y mets : quand je suis né, nous étions cinq chatons et notre mère nous avait expliqué que nous ne resterions pas là, et que quand nous serions plus grands, des gens nous adopteraient et nous emmèneraient dans notre maison à nous… à six semaines, nous savions nous débrouiller, manger proprement, nous laver, utiliser la litière et tout ce qu’un chaton doit savoir au moment de quitter sa mère – elle était très exigeante avec nous : pas question que quelqu’un vienne dire que ses chatons étaient mal élevés ! le jour même de nos deux mois, on nous a pris en photo un par un – c‘étaient ces photos-là qu’on montrerait à nos parents adoptifs potentiels et ils ont pris un soin particulier avec moi – ils ont bien fait une dizaine de photos, trois fois plus que pour les autres ! à un moment, il a dit qu’il fallait que je sois particulièrement mignon et a même ajouté « oh, toi, tu partiras sans doute le dernier… »… je ne comprenais pas trop pourquoi : je ne voyais pas en quoi j’étais différent de mes frères et sœurs et, avec un soupir, ma mère m’a alors expliqué que les chatons noirs étaient plus difficiles à faire adopter que les autres, une histoire de superstition idiote des humains, ça n’avait pas de sens mais c’était comme ça… et puis nos photos ont été mises sur l’ordinateur – on ne comprenait pas trop comment ça marchait, ce truc, et comment des gens allaient venir de là pour nous adopter, mais bon, nous n’étions que des chatons de deux mois (et notre mère ne semblait pas en savoir beaucoup plus sur le sujet, d’ailleurs !), tout ce qu’elle nous a dit c’est que des gens allaient téléphoner, puis venir nous voir et emmèneraient l’un d’entre nous vers une nouvelle maison… autant dire que dès que le téléphone sonnait, tout le monde dressait les oreilles… enfin… moi, un peu moins : avec cette histoire de chat noir qui serait adopté le dernier, je ne me sentais pas trop concerné… du moins, pas pour l’instant… au premier coup de fil, je restais niché dans mon coin, jusqu’au moment où nous avons entendu « le chaton noir ?… oui… oui, c’est un petit mâle… oui, bien sûr… » et après avoir raccroché, il s’est penché au-dessus du panier, il m’a soulevé et m’a ébouriffé le poil en disant « hé bien, bonhomme, on dirait que tu vas nous faire mentir : ils viennent demain pour toi ! »… je dois avouer que j’étais bien un peu fiérot – « ils » avaient vu nos photos et c’est moi qu’« ils » avaient choisi ! – mais inquiet aussi : ils seraient comment, ces « ils » ?… jeunes ?… vieux ?… ils auraient des enfants ?… un autre chat, peut-être, déjà, ou un chien ?… et ma nouvelle maison ?… elle serait comment ?… et ?… et je n’ai pas beaucoup dormi cette nuit-là… je n’étais pas mécontent de me dire que j’allais avoir une maison, une famille et tout ça, mais c’était tout de même aussi un sacré saut dans l’inconnu pour le petit chaton que j’étais !
Le lendemain, à mesure que l’heure tournait, j’allais de curiosité en angoisse, d’envie de liberté à l’affolement à l’idée de quitter ma mère, mes frères et sœurs et tout ce qui avait fait mon univers depuis ma naissance… quand « ils » sont arrivés, c’était au moins un soulagement : il n’était plus temps d’imaginer mon avenir mais de le vivre !… il y avait une dame, et deux grands enfants avec elle… le garçon m’a pris dans ses bras et on est montés dans une voiture… le trajet n’a pas été long et on est vite arrivés dans ce qui allait être mon nouveau foyer… la première chose que j’ai vu, en arrivant, c’était un grand lit, mais, tout de suite, la dame m’a montré un coin où il y avait deux écuelles – une remplie d’eau fraîche, et une autre de croquettes, puis un autre endroit, où il y avait un bac avec une litière bien propre – manifestement, j’étais attendu, et par quelqu’un qui semblait s’y connaître pas trop mal en chat, et… ils sont partis tous les trois en me laissant là !… j’ai refait le tour de mon nouvel univers, lapé un peu d’eau (on était en juillet et il faisait chaud !), grignoté quelques croquettes, puis je suis allé gratouiller un peu dans la litière et j’ai décidé de passer aux choses sérieuses !… il y avait quelqu’un d’autre, ici : j’avais entendu une voix qui venait du grand lit, elle avait dit à la dame « laissez-le, il viendra quand il en aura envie : laissez-le découvrir les lieux à son rythme »… j’avais découvert les lieux, me restait à découvrir avec qui j’allais y vivre, et j’ai sauté sur le lit !… enfin… j’ai voulu sauter sur le lit… en fait, c’est l’atterrissage, qui m’a posé un problème : emporté par mon élan, j’ai basculé cul par-dessus tête et je me suis retrouvé les quatre pattes en l’air, ma queue coincée dans mon dos – et, pour le coup, je louchais même un peu ! – et à ce moment-là j’ai entendu rire, mais rire… pas un rire méchant, ou moqueur, non… c’était juste comme si moi, avec mes pattounes en l’air et mes yeux qui tournicotaient, j’étais tout simplement la chose la plus drôle qu’elle ait jamais vue – et c’était peut-être bien le cas !… une main m’a soulevé délicatement, puis j’ai senti un nez frôler le mien et comme ça, nez à nez, on m’a flairé !… un instant, je me suis même demandé si j’avais été adopté par une sorte de chat géant, parce que c’est comme ça que nous faisons connaissance, nous, les chats – entre parenthèses, c’est d’ailleurs la source principale de nos problèmes avec les chiens : eux… comment dire… ils se flairent ailleurs, pas du tout au même endroit, quoi, ce qui nous paraît d’une familiarité inacceptable : c’est quoi, ces manières ?!?… alors chien et chat, c’est mal barré dès le départ… enfin… en tout cas, là, je me sentais toujours en mode « chat » et c’était rassurant, d’une certaine façon – instinctivement, j’ai fermé les yeux – qui tournicotaient toujours un peu – et j’ai reniflé, moi aussi, puis le nez s’est écarté, et la voix a dit « bonjour, petit chat : bienvenue chez nous ! », alors j’ai ouvert les yeux – ils se sont remis bien droits, et j’ai vu Is qui me souriait… nos regards se sont croisés, et je crois bien que c’est à cet instant là que, comme disent les Canadiens, on est tombés en amour…